dimanche 11 juin 2017

La France Hong Kongisée

Quand la Chine vient récupérer ses fugitifs en France
La chasse à l’homme planétaire que mène Pékin pour rapatrier des suspects a lieu sans demande d’extradition et à l’insu du pays où ils se trouvent.
Par Harold Thibault et Brice Pedroletti

Sous la présidence de Xi Jinping, la Chine ne ménage pas ses efforts pour rapatrier ses fugitifs.
Les opérations menées conjointement à l’étranger par ses organes anticorruption et de sécurité, baptisées « Sky Net » et « Fox Hunt », ont permis de rapatrier près de 3 000 suspects depuis la fin 2012.
Mais cette chasse à l’homme planétaire révèle des surprises lorsqu’elle a lieu à l’insu du pays refuge – ce qui s’est passé avec la France, qui a pourtant signé avec la Chine un accord d’extradition. 
C’est en effet par un communiqué publié en mars sur le site de la Commission centrale d’inspection disciplinaire (CCID), le bras anticorruption du Parti communiste chinois, que les diplomates français ont découvert l’une de ces opérations.

Pas de demande d’extradition et autorités non informées
La commission félicitait la région autonome du Ningxia d’avoir réussi, le 24 février, le « rapatriement en douceur » d’un suspect. 
« C’est la première fois que notre police s’est rendue en France pour convaincre quelqu’un de se rendre depuis l’Europe », pouvait-on lire.
Avant sa fuite en France, en 2014, Zheng Ning était le numéro deux du groupe chinois Zhongyin, l’un des leaders mondiaux du tissage de cachemire, dont le siège est au Ningxia (nord-ouest). 
Ni le Quai d’Orsay, ni le ministère de la justice, ni celui de l’intérieur n’ont été sollicités, ou même informés par la partie chinoise de son intention de récupérer le suspect, qui faisait l’objet d’une notice rouge d’Interpol.
« Ils pouvaient faire une demande d’extradition, ils ne l’ont pas faite. C’est très problématique », explique une source française à Paris, qui poursuit : « L’idée que leurs équipes de police viennent opérer sur le territoire français est totalement inacceptable, il est impensable qu’on se laisse faire. » 
Mais Paris n’a toujours pas obtenu les « explications » réclamées il y a des semaines.
La France n’est pas la seule concernée. 
Le Canada et les Etats-Unis se sont inquiétés ces deux dernières années de la venue sur leur territoire d’agents chinois en visa de tourisme pour pousser des suspects à rentrer, en les menaçant notamment de représailles contre leurs familles au pays s’ils refusaient.

Un traité d’extradition entre Paris et Pékin en vigueur depuis 2015

Au Ningxia, le sort de Zheng Ning, 52 ans, reste un mystère. 
Tout comme la manière dont il a été persuadé de rentrer. 
Un responsable du bureau des affaires extérieures locales, An Jiansheng, affirme : « Le cas est à l’examen et il n’y aura pas de réponse avant le verdict. »
L’intéressé a été inculpé en juillet 2016 par un tribunal local au côté du fondateur et PDG de Zhongyin, Ma Shengguo, dans une affaire de fraude aux déductions de taxe à l’exportation portant sur 120 millions de yuans (15,5 millions d’euros). 
Le baron du cachemire, condamné uniquement à une peine avec sursis après avoir rendu l’argent, est depuis discrètement revenu aux affaires.
Sur l’immense site industriel de Zhongyin, un responsable marketing croit savoir que l’ex-numéro deux pourrait bénéficier de la même clémence. 
Une source locale, qui connaît l’affaire, en doute : «On ne sait pas à ce stade si Zheng Ning sera relâché ou si son cas sera transféré à la justice. » 
M. Zheng, poursuit cet interlocuteur, semble « avoir de sérieux problèmes ».
Avec la Chine, les Français avaient pourtant joué le jeu. 
La ratification d’un traité d’extradition signé en 2007 a longtemps été repoussée mais a finalement eu lieu en 2015, malgré les critiques des organisations de défense des droits de l’homme.

Brutalité, opacité et risque de torture

Les enquêteurs anticorruption opèrent de manière brutale et opaque, en dehors d’un système judiciaire déjà stigmatisé pour ses failles : refus de la séparation des pouvoirs, faible protection des droits de la défense, et enfin taux de condamnation des prévenus supérieur à 99 % du fait d’un recours systématique aux aveux faisant courir le risque de la torture.
En septembre 2016, la France avait procédé à la première extradition : celle de Chen Wenhua, accusé d’avoir détourné plus de 2,6 millions d’euros de fonds publics. 
A l’époque, les autorités françaises garantissaient qu’elles suivraient son retour en Chine au plus près, mais, depuis, elles reconnaissent être sans nouvelles.
Un deuxième suspect, une femme nommée Feng Jinfang, a été transféré mi-janvier. 
Une troisième personne, une dénommée Lili Chen, est accusée d’avoir monté une pyramide de Ponzi de plus de 30 millions d’euros non remboursés aux déposants. 
Elle a fait l’objet d’un avis favorable à l’extradition fin avril, lors de sa présentation devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, mais s’est pourvue en cassation.
La partie française souligne qu’elle n’a pas vocation, sous couvert de droits de l’homme, à héberger tous les malfrats issus de Chine qui viendraient trouver refuge dans l’Hexagone. 
De plus, la France a besoin de la Chine, tant dans la coopération économique que dans la lutte contre la criminalité.
Le traité d’extradition avec la France, de même que celui qui existe avec l’Espagne, est souvent érigé en modèle par la Chine, qui n’est parvenue à convaincre à ce sujet aucun des « five eyes » du renseignement – Washington et ses quatre grands alliés anglo-saxons les plus proches.

« Police politique »
Le parlement australien a repoussé fin mars une ratification du traité avec la Chine, au grand dam de Pékin, qui voit nombre de fugitifs opter pour cette destination, ainsi que pour le Canada et les Etats-Unis. 
« Il y a un intérêt judiciaire mutuel, mais ce n’est pas le genre de pays envers lequel on veut créer une obligation par un traité, car il ne garantit pas un procès équitable », résume Andrew Byrnes, professeur de droit international à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, à Sydney.
La Chine présente ces extraditions comme une validation de son système judiciaire par les pays qui signent, estime Nicholas Bequelin, directeur d’Amnesty International pour l’Asie orientale. 
Mais en retour, ces Etats se trouvent pris dans un engrenage, juge-t-il : la Chine crée des « précédents de coopération » qui compliquent ensuite le refus d’extraditions dans des cas plus ambivalents où sont menacées la liberté d’expression ou d’autres libertés fondamentales.
« La police en Chine, contrairement à de nombreux pays, a une double mission : mission de maintien de l’ordre, mais aussi mission politique de protection du monopole du pouvoir du Parti. C’est une police politique assumée, mais dans la représentation à l’étranger, la Chine tente de gommer cet aspect », relève M. Bequelin.
La nomination à la tête d’Interpol, fin 2016, de Meng Hongwei, un vice-ministre de la sécurité publique chinoise, a un peu plus alarmé les ONG : « Le fait d’avoir un président chinois crée au sein de la bureaucratie d’Interpol une réticence à entraver des demandes qui viennent de la Chine », poursuit M. Bequelin.
Fin avril, Interpol avait diffusé avec la plus grande célérité une notice rouge à l’encontre d’un milliardaire en exil aux Etats-Unis, Guo Wengui, qui accuse les familles de dirigeants du Parti communiste chinois d’être à la tête d’empires financiers. 
La notice rouge fut opportunément publiée le jour de la diffusion annoncée d’une interview en direct de M. Guo par la radio Voice of America.

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